L'artiste, l'artisan et le technocrate

 

Patricia Pitcher, professeure

HEC Montréal

 

 

Dans ma pratique comme gestionnaire, comme membre de conseils d'administration et comme chercheur, j'ai régulièrement et systématiquement, peu importe la nature l'organisation, trois types de gestionnaires ayant des styles différents : ceux qui rêvent grand, ceux dont les rêves sont davantage à l'échelle humaine et ceux qui tendent à mépriser le rêve.

À partir de ce constat, j'ai monté un projet de recherche dans une d'envergure internationale dont l'actif se situe dans les milliards de dollars. Je l'ai observée attentivement pendant huit ans, j'ai lu une multitude de documents internes, j'ai fait une cinquantaine d'entrevues et administré des tests psychologiques à 15 PDG qui ont l'organisation ou une de ses filiales importantes au cours des 15 dernières années. Ce faisant, j'ai découvert trois types qu'on peut appeler l'artiste, l'artisan et le technocrate.

L'artiste

Ses pairs et ses subordonnés le décrivent comme un être audacieux, changeant, intuitif, entrepreneurial, imaginatif, visionnaire, imprévisible, émotif, inspirateur et drôle. Cette liste permet au lecteur de se faire une image de l'artiste, à moins qu'il ne connaisse déjà une personne correspondant à ce profil. Audacieux et imaginatif, l'artiste n'accepte guère une interprétation conventionnelle du monde ou des marchés. Il conteste, il fonce, il étonne. Toujours engagé émotivement, il dépense beaucoup d'énergie et agit avec élan. Enthousiaste et prévoyant, il inspire ses collègues. Enfin, il saisit les occasions que lui révèle son intuition.

Voici l'opinion d'une employée.

"J'étais toujours étonnée de sa capacité de prévoir l'avenir avant tout le monde, de son "pif".Cela ressemblait à ce qu'on appelle l'intuition féminine. Il paraissait doté d'un sixième sens." Ce type de gestionnaire prétend que l'élaboration d'une stratégie a très peu à voir avec l'analyse formelle :

"En réalité, qu'est-ce qu'une stratégie? Un plan détaillé? Non, la stratégie vient de l'astrologie, des rêves, des aventures amoureuses, de la fiction scientifique, de la perception de la société, de la capacité de deviner, de l'excentricité, d'un brin de folie probablement... La création, c'est une tempête."

On devinera facilement le talon d'Achille de l'artiste dans un contexte organisationnel. Nous y reviendrons.

L'artisan

Si vous pensez à un ébéniste, l'image qui vous vient à l'esprit est celle de quelqu'un qui connaît son métier. Il a travaillé longtemps sous la direction d'un maître pour acquérir ses connaissances et il attend de ses apprentis qu'ils fassent de même. Il valorise le travail bien fait (sans sauter d'étapes). Il est exigeant mais, en général, patient. Il aime son travail et n'a pas envie de le faire autrement.

Dans l'entreprise, l'artisan est vu comme étant sage, aimable, honnête, franc, direct, digne de confiance, raisonnable, réaliste, responsable et, évidemment, conventionnel puisqu'il valorise la tradition et l'expérience. Son credo pourrait être "le changement si nécessaire, mais pas nécessairement le changement". Comme il a travaillé de nombreuses années dans la même industrie et souvent dans la même entreprise, il croit avoir tout vu. Il connaît bien les concurrents, les initiatives prises par chacun, leurs succès et leurs échecs. Il se laisse rarement berner par qui lui présente une vieille idée dans un nouvel emballage. D'esprit ouvert et assez souple (il n'est pas têtu), il faut néanmoins de solides arguments pour le convaincre. Une fois convaincu, il agit avec prudence, en s'efforçant d'entraîner son équipe dans la même voie.

Sa stratégie est étapiste : améliorer ce que l'on fait déjà, explorer des marchés connexes, ne pas trop s'éloigner des connaissances de base et former le personnel, car ce dernier a une incidence directe sur les bénéfices. Il insiste sur l'esprit d'équipe :

"La vision de l'entreprise influe sur les bénéfices, mais le personnel aussi. Les autres refusent d'investir dans cette ressource. Or, c'est en s'occupant du personnel qu'on réussit à hausser les bénéfices, car on ne peut agir directement sur eux. Espérer un retour sur l'investissement de 12,5 % en 1995 est une utopie... nous serons morts en 1995!"

Vous entrevoyez sans doute la vulnérabilité organisationnelle de ce type de gestionnaire. Nous en reparlerons.

Le technocrate

Pour plusieurs, le terme "technocrate" évoque un bureaucrate, un fonctionnaire qui suit toujours les règles, travaille lentement, etc. Au contraire, le technocrate du secteur privé travaille rapidement et se distingue de ses collègues par sa précision et, surtout, par sa valorisation des techniques de gestion. Le dictionnaire Robert ledécrit ainsi :

"personne tendant à faire prévaloir les conceptions techniques d'un problème au détriment des conséquences sociales et humaines".

Émotivement en contrôle, voire distant, il est sérieux, analytique, cérébral, méthodique, intense, résolu, conservateur, méticuleux et souvent "brillant". Respecté, il n'est pas aimé. On le suit à cause de sa détermination et de la force de son analyse. Il est habile et renseigné (il ne veut pas être pris au dépourvu). Il parle facilement de qualité totale, d'alliances stratégiques et de mondialisation. C'est un puissant concurrent. Enfin, à toute question il offre une réponse à troisvolets.

Sa stratégie tient compte des alliances et de la mondialisation, mais elle est surtout axée sur l'immédiat, sur les bénéfices à court terme qui permettront d'accumuler des ressources financières pour un avenir plus prometteur... mais qui ne semble jamais se rapprocher. Il suit de près les tendances dans son secteur, convaincu que ce qui est bon pour les autres chefs de file de son industrie l'est aussi pour lui :

"Suivant la tendance mondiale, nous avons entrepris en 1989 et poursuivi en 1990 un important programme de regroupement, de réorganisation et de rationalisation; de nouveaux PDG ont été nommés. Notre stratégie est axée sur la rentabilité".

Il se préoccupe beaucoup de la structure de l'organisation et la "rationalisation" est pour lui un mot clé. Commentant le style degestion des technocrates, l'artisan dira : "Leur stratégie n'est pas évidente. Jouer avec les structures et les systèmes semble les fasciner." Ce sont en effet les techniques de gestion qui captent toute leur attention et leur énergie.

Dans la réalité, les archétypes de gestionnaires que je viens de décrire existent rarement. On trouve souvent des profils mixtes : un artiste ayant un fort côté artisan, un technocrate avec un élément d'artiste, un artisan avec un penchant pour le conservatisme ou la froideur du technocrate. Néanmoins, tous ont le caractère dominant de l'un ou l'autre type, avec ses avantages et ses inconvénients.