Descartes et les kinésiologues

 

Yvan Campbell

 
Lettre à tous mes étudiants, 2002-2007, Université de Montréal, département de kinésiologie.

 

Connaissances et méthode

Le cours du 7 décembre 2007 aura été mon dernier à l'Université de Montréal. Ce furent cinq années à vous regarder arriver cégépiens et à vous voir repartir universitaires. Pour plusieurs, la principale caractéristique d’un universitaire est la possession d’un imposant bagage de connaissances. Rien n'est plus faux. Bien sûr, vos trois années vous ont permis d'accumuler un certain savoir, mais reposer sa vie professionnelle sur une montagne de connaissances ne peut conduire qu'à l'abrutissement. La société québécoise a besoin de kinésiologues capables de comprendre et de créer. René Descartes a dit : « Je pense, donc je suis » et non « Je connais, donc je suis ». Les connaissances sont pour nous ce que le bois est au foyer : indispensable, bien sûr, mais inutile si la flamme est absente. Et j’ai souvent vu la flamme dans les yeux de plusieurs d'entre vous lors de nos périodes de discussion après les cours. Ce fut ma récompense de professeur.

Discours de la Méthode

Dans quelques mois, vous serez universitaires surtout parce que vous aurez acquis une méthode. On pense souvent qu'on cesse d'être un étudiant en obtenant un grade universitaire, mais la vérité est qu'on le devient. En effet, on passe au statut d’étudiant compétent, car l'université doit d'abord et avant tout nous apprendre à apprendre. Et, pour ce faire, les notions que vous aurez acquises durant vos trois dernières années à l’Université de Montréal vous auront inspiré une méthode. C’est un impératif dans la société d’aujourd’hui : les connaissances s’accumulent à un rythme exponentiel, et nous devons non seulement prendre connaissance des nouvelles données, mais surtout pouvoir déterminer lesquelles sont valides et lesquelles méritent d’être intégrées à notre pratique. Notre ami Descartes nous l’enseigne dans son fameux Discours de la Méthode : « Il ne faut recevoir aucune chose pour vraie tant que son esprit ne l’aura clairement et distinctement assimilée préalablement. »

D’ici quelques mois, vous débuterez votre pratique. Plusieurs d'entre vous deviendront de grands professionnels de l'activité physique et termineront ce que mes collègues et moi aurons tenté d’accomplir tant bien que mal depuis une vingtaine d’années : donner à notre discipline ses lettres de noblesse. Ce sera ma seconde récompense à titre de professeur, car il faut toujours se rappeler que la plus grande gratification d'un maître est de voir son élève le surpasser.

Adolescence des kinésiologues

Un peu comme le cycle qui caractérise l’évolution des entreprises et des organisations en général, la kinésiologie a d’abord traversé une crise de survie, de la fin des années 1980 jusqu’au nouveau millénaire. Les spécialistes des organisations vous diront qu’une crise de survie est presque toujours suivie d’une crise d’identité. C’est effectivement ce qui s’est produit pour nous : les années 2000 ont vu les kinésiologues en pleine crise d’identité adolescente, phénomène principalement nourri par l’absence de statut professionnel reconnu par la population, les institutions et les autres professions. Ce manque de reconnaissance professionnelle a motivé certains d’entre nous à explorer d’autres avenues : nutrition, gestion du stress, médecines alternatives, naturopathie, etc., en tentant d’amalgamer ces pratiques, sciences ou pseudosciences à la kinésiologie. Même certaines universités ont emboîté le pas et offrent maintenant des programmes à la limite de la rigueur scientifique qui devrait caractériser ces institutions de haut savoir. Cette exploration extra disciplinaire a permis à nos confrères de profiter de l’attrait  d’autres disciplines qui jouissent déjà d’un statut auprès de la population et, en certains cas, de pouvoir facturer comme praticiens en soi-disant médecines alternatives (et ainsi profiter d’un remboursement d’une compagnie d’assurances). Quant aux universités, la multiplication de programmes de toutes sortes et la construction de campus un peu partout au Québec a pour effet de palier le manque à gagner financier et de survivre dans le contexte du fameux marché du « transfert des connaissances ».

Crédibilité

On ne sait plus trop ce qu’est un kinésiologue, et ce phénomène entraîne une certaine confusion dans la population et, surtout, chez les praticiens des autres disciplines. Les anglophones ont une expression qui décrit bien la situation : “Jack of all trade, master of none”… Plus notre offre est « large », moins grande est notre crédibilité.

Mais, attention, soyons clairs. Il faut faire la distinction entre l’acquisition de connaissances extra disciplinaires et la façon dont les kinésiologues se présentent à la population. D’une part, l’acquisition de connaissances extra disciplinaires est ce qui décuple notre efficacité au fur et à mesure que l’on prend de l’expérience. Les savoirs que l’on acquiert du monde de la psychologie, de la médecine, de la sociologie et des autres sciences ou disciplines nous permettent de mieux comprendre les problématiques auxquelles nous faisons face lors de nos interventions et d’adapter celles-ci selon le client ou l’athlète.

D’autre part, le fait de se présenter comme un ou une spécialiste d’un de ces domaines extra disciplinaires génère, à coup sûr, un doute chez les clients potentiels ou chez nos collègues d’autres secteurs. Spécialiste de l’activité physique devrait être notre seule définition, point final.

Médicalisation de la kinésiologie

Le phénomène de la « médicalisation de la kinésiologie » est directement lié à cette crise d’identité. J’ai sursauté lorsque que certains préparateurs physiques m’ont signalé que le mot « traitement » figurait sur les reçus émis par l’organisme nous représentant auprès de la population québécoise, nommément la Fédération des kinésiologues du Québec, pour caractériser l’intervention du kinésiologue. Évidemment, nombre de kinésiologues oeuvrent auprès d’une population aux prises avec un problème médical, moi le premier. Et, mea culpa, j’ai moi-même expérimenté comment le fait de porter un stéthoscope au cou pouvait, par l’image, rehausser la crédibilité que l’on nous accorde. En 1992, alors que je devais prononcer une conférence en après-midi, j’avais troqué mon survêtement et mes souliers de course contre un habit de ville lors de l’évaluation de trois nouveaux clients en avant-midi. Je fus estomaqué par l’attitude différente de ces personnes à mon égard. Le fait de porter un habit de ville et le fameux stéthoscope semblait me conférer, instantanément, une auréole de crédibilité professionnelle que je ne parvenais habituellement à obtenir qu’après 30 ou 45 minutes de discussion avec mon client. J’ai exploité ce filon pendant des années. J’en étais presque rendu au sarrau blanc lorsqu’un jour un client me remit une ordonnance de son médecin traitant. Celui-ci m’exposait par écrit sa « prescription » d’exercices que je devais exécuter. Pourtant, ce médecin savait très bien ce qu’est un kinésiologue et à quel type de formation celui-ci est exposé à l’université  Après discussion avec des amis médecins, j’ai réalisé que le monde médical était fortement hiérarchisé. Pour les médecins, la kinésiologie est une profession qui se rajoute aux autres professions paramédicales qui sont, toutes, sous leur égide. Même si la plupart d’entre eux n’ont pas la formation requise pour élaborer un programme d’entraînement physique, le système leur confère implicitement le droit de choisir les méthodes qui seront appliquées par les kinésiologues. Ce n’est évidemment pas ce que l’on clame officiellement, et certains diront que j’exagère, mais une bonne dizaine d’années à travailler dans le monde de la réadaptation et quelques franches discussions avec des amis(es) toubibs me confirment ce fait.

Même les départements de kinésiologie sont de plus en plus médicalisés. La chose sportive est de plus en plus évacuée, au profit du « biomédical ». De nombreux  kinésiologues de formation, oeuvrant maintenant en recherche, préfèrent porter le titre de physiologistes, biomécaniciens ou sociologues, pour l’image et le statut. Mais il ne faut pas généraliser, bien sûr !

J’ai eu des collègues à l’université avec qui je pouvais jaser d’athlétisme ou de football. Par contre, la conversation n’est pas longue avec certains si on ne discute pas ARN messager ou récepteurs post-synaptiques. Mon point n’est pas d’évacuer les sciences pures et les chercheurs fondamentalistes des départements de kinésiologie. Seulement, en mon âme d’éducateur physique, ma conception d’un département de kinésiologie va « de la molécule au marathon » . Malheureusement, je constate qu’il y a de plus en plus de molécules et de moins en moins de marathons. Pour moi, à titre d’étudiant d’abord, puis de chargé de cours plus tard, le juste équilibre entre les deux devait caractériser un département d’éducation physique, de sciences de l’activité physique ou de kinésiologie.

Choix

Les kinésiologues québécois auront à choisir entre soit continuer à profiter de l’auréole de crédibilité médicale et ainsi risquer l’inféodation à la médecine, soit adopter un ferme processus de différenciation et ainsi prouver à la population et à leurs collègues des autres disciplines qu’ils n’appartiennent pas à une profession « paramédicale » et que leur autonomie de pratique est complète. Par contre, le prix de cette indépendance sera élevé et ce processus de changement pourrait être très lent et s’étendre sur une période minimale de cinq à dix années. Chers diplômés, cette décision vous appartient à vous aussi.

Le redressement sera considérable, car nous avons dévié beaucoup. Nous avons encore une terminologie très médicale : nombreux parmi nous ont des « patients », nombreux sont « thérapeutes », et nous « prescrivons » tous des exercices fondés sur les recommandations de l’American College of Sports Medicine.

Retour aux sources

Chers étudiants, vous trouverez peut-être déprimant le tableau que je dresse de la kinésiologie. Yvan, me répondez-vous, tu nous as dit que le monde de la kinésiologie était en pleine effervescence, qu’il y avait de la place pour nous, que nos interventions seraient importantes.

Oui, tout cela est vrai. Nous vivons dans une société où le fait  d’être actif physiquement est désormais reconnu et encouragé. Les grandes chaînes de centres de conditionnement physique se professionnalisent de plus en plus. Le monde du sport d’élite reconnaît maintenant l’importance d’un ou d’une spécialiste de la préparation physique au sein du personnel entourant l’athlète. Les médias font de plus en plus appel à des kinésiologues pour étoffer leurs reportages. Les équipes de réadaptation, qu’elles soient axées sur l’aspect musculosquelettique, cardiaque et pulmonaire ou, même,  psychiatrique, comptent sur notre expertise. Des kinésiologues siègent à d’importants comités visant à soutenir les équipes olympiques canadiennes (dont Alain Delorme avec qui j’ai cofondé Actiforme Consultants en 1991), d’autres siègent à divers comités scientifiques ayant le mandat d’élaborer un guide de pratique ou de définir une prise de position officielle d’organismes comme Kino-Québec, par exemple. Et cela ne fait que commencer.

Oui, nous aurons besoin de vous, mais je n’ai jamais prétendu que ce serait facile. Je vous ai dit que nous sommes des pionniers d’une très jeune profession. Et si vous vérifiez la définition du mot pionnier dans le dictionnaire, on y parle de défrichement, et le défrichement n’est pas un sport de salon…   Vous aurez à faire des choix et vous aurez, aussi, à bosser.

Je me rappelle encore mes années du secondaire où j’admirais mes profs d’éducation physique, alors que moi-même j’étais en quête d’identité. Ces hommes et ces femmes ont été l’inspiration de beaucoup d’entre nous. Ils étaient plus que des profs pour nous et, bien sûr, ils répondaient à cet adolescent besoin d’identification et d’appartenance que nous avions tous. Nous avons adopté leur culture sportive. Nous avons admiré leurs qualités de leaders. Nous avons reconnu la sagesse dans leur façon de valoriser autant le corps que l’esprit. Et nous voulions nous aussi un jour pouvoir devenir, comme eux, des bougies d’allumage, des professionnels en mesure de trouver la corde sensible chez l’autre et d’entraîner celui-ci toujours un petit peu plus loin, toujours un petit peu plus haut. Même si aujourd’hui les kinésiologues interviennent surtout en dehors du milieu sportif, la caractéristique qui nous distingue, je pense, de tous les autres professionnels est notre qualité de motivateurs, car nous touchons autant le corps que l’esprit. « Je pense et je bouge, donc je suis », aurait certainement dit Descartes s’il avait été diplômé en kinésiologie !

Et c’est vous, la jeune génération de kinésiologues, qui définirez l’orientation de notre profession pour les prochaines années. Je pense que vous saurez revenir aux sources et nous aider à bien nous positionner face à la perception de la population. Nous pourrons alors ainsi amorcer la prochaine phase de notre développement, celle de la maturité.

Quant à moi, j’ai toujours aimé enseigner. J’ai aimé vous enseigner. Et je vais continuer à enseigner. Je fais cependant une pause, car comme je vous l’ai martelé durant les cours, c’est dans le repos que l’on régénère ses énergies… jusqu’au prochain effort !

Au plaisir de vous rencontrer à nouveau !           

Amicalement,

Yvan Campbell

 

Merci à Mme Diane Simard pour la révision du texte.

Correspondance:

Courriel : yvanc@yvanc.com